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Le regard d'Eva

Dernier Voyage à Amsterdam

« Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir un monstre lui-même.

Car si tu regardes longtemps un abîme,

l’abîme aussi regarde en toi. »

Friedrich Nietzsche.

Un petit extrait, le roman est dispo sur:

https://www.amazon.fr/Dernier-voyage-Amsterdam-philippe-Biord/dp/1530643503

Se calant au fond de la banquette, Daniel revient (par la pensée) à Paris : « Le métro arrive à la station Malakoff rue Étienne Dolet et je saute sur le quai. Ce n’est pas très loin de chez moi et j’aime bien le métro en dehors des heures d’affluence. J’ai fait un détour jusqu’à Châtelet et changé plusieurs fois de rame.

Sans être parano, je suis prudent, et si l’on m’avait suivi, je m’en serais aperçu… Je prends la sortie rue Étienne Dolet ; ce n’est pas encore l’heure de sortie des bureaux et c’est assez calme. Au bout d’une centaine de mètres, j’aperçois, derrière une haie rabougrie, la cité HLM.

C’est un petit ensemble de quatre immeubles de huit étages aux façades lépreuses recouvertes d’une peinture blanche écaillée. Je rentre dans le hall du bâtiment C. La plupart des boîtes aux lettres sont arrachées et évidemment, l’ascenseur est en panne.

L’escalier est tout aussi miteux que le reste et il ne vaut mieux pas toucher la rampe... Arrivé au troisième étage, je repère la porte 33, qui par chance a encore son numéro.

Je frappe le code convenu : 2 coups courts, 3 coups, etc. en prenant soin de ne pas rester en face de la porte ; on ne sait jamais, y’a tellement de malades de nos jours…

Rien ne bouge, j’attends un p’tit moment, et je refrappe à la porte, plus fort cette fois, toujours en me tenant un peu plus loin.

J’entends un juron en russe, des bruits de pas. Il doit regarder à l’œilleton, mais ne me voit pas, car je suis plaqué contre le mur :

─ Ktotam ? Je n’ai pas compris, mais je réponds quand même en manouche :

─ C’est Daniel, on a rendez-vous.

─ Montre-toi ! Il m’a répondu dans la même langue, et je me mets en face de la porte.

─ Qui t’envoie ?

─ Jacky la Cravate.

─ Jacky …d’accord.

La porte s’ouvre ; j’avais raison de me méfier, le russe tient à la main un gros calibre, un automatique, et à mon avis, il doit y avoir une balle engagée dans le canon…

Un engin comme ça, s’il t’envoie un pruneau, il me traverse, transperce la porte de l’appart d’en face et va tuer la pauvre ménagère qui, en train de lorgner par l’œilleton apprendra, mais un peu tard, que la curiosité est un vilain défaut…

Son regard sue la parano ; je le dévisage : « Il est grand et maigre, une abondante chevelure et une barbe noire hirsute entourent un visage émacié au milieu duquel est planté un grand nez crochu pourvu de larges naseaux.

Lesquels sont auréolés des traces d’une poudre blanche ; qui à mon avis, ne doit être ni de la farine ni du sucre en poudre… Ses yeux noirs, profondément enfoncés dans leurs orbites, sont tellement cernés qu’on dirait un maquillage. »

Il jette sur moi un regard fou et scrute les deux côtés du couloir. Puis, sa main qui ne tient pas le flingue s’accroche au cuir de mon blouson comme la serre d’un vautour et me tire brusquement à l’intérieur.

─ Cool mec, tu peux ranger ton artillerie, lui dis-je en écartant les pans mon blouson, je suis clean. 

Le nommé Youri voit que je ne suis pas armé et a l’air de se détendre un peu. Il ferme la porte et enfile le calibre dans sa ceinture :

─ Viens avec moi ! 

On continue à parler la langue du voyage. : Le manouche français n’est pas tout à fait pareil que le tsigane russe, mais on se comprend. Il se dirige vers la cuisine du petit appart et je le suis. En fait, le mobilier se résume à un matelas jeté dans un coin, une valise posée à côté, une table, une chaise, un réchaud de camping et de la vaisselle sale dans l’évier.

C’est un peu le bordel chez lui, mais, chose assez surprenante, ça ne sent pas mauvais, il y flotte même un parfum agréable. Sur la table, il y a un miroir posé à plat, avec dessus une lame de rasoir et un billet de cent francs enroulé.

À côté, un sachet ouvert laisse apparaître une poudre blanche, qui sous la lumière crue de l’ampoule qui pend au bout d’un fil au-dessus de la table, brille comme de la neige au soleil.

La Coke… Sans dire un mot, le Russe s’assoit et avec la lame de rasoir, tire un petit peu de cocaïne du sachet et commence à la hacher soigneusement. Cela fait, il sépare le tas en deux parties, et d’un geste sûr en fait deux lignes parallèles : « L’autoroute ».

Il prend le billet, le fourre dans sa narine, et d’une puissante aspiration sniffe la première ligne. Il pousse un soupir de satisfaction et avec un large sourire, se retourne vers moi :

─ C’est de la bonne, Gadjo ! Il se lève et me tend le billet de cent francs.

─ J’en doute pas Raspoutine ! Je lui réplique en imitant son accent. Il me regarde avec des yeux terribles, puis éclate de rire !

─ Toi le gadjo, t’es vraiment rigolo ! Moi, c’est Youri ; pas Raspoutine !

─ D’accord, et bien moi c’est Daniel, pas Gadjo ! Et du doigt, je lui montre mon anneau gitan à l’oreille.

─ OK Daniel, assieds-toi. Tu vas voir, c’est de la bonne ; de la péruvienne et pas coupée…

J’ai une hésitation, puis m’assois et prends le billet. Alors ! me lance Youri, tu sniffes ou tu sniffes pas ?

─ Ouais, je vais la goûter, ta merde ! Je serre bien le billet enroulé, l’enfonce dans ma narine et suis l’autoroute.

Ah putain ! C’est vrai qu’elle est bonne sa Coke, en une fraction de seconde une onde de plaisir se propage dans ma tête puis dans mon corps, mes neurones se connectent, je comprends tout plus vite et le sens de chaque chose devient clair et limpide.

─ Qu’est-ce que t’en dis ?

─ Ouais, elle est bonne … Je me renverse en arrière sur la chaise et sens comme une décharge électrique qui remonte le long de ma colonne vertébrale et vient exploser à l’intérieur de ma tête.

Raspoutine se met à rigoler :

─ T’en veux une autre Daniel ?

─ Non, non, c’est bon ! reprenant mes esprits, je lui rétorque. On doit discuter de choses sérieuses, tu n’aurais pas plutôt un whisky pour faire descendre la farine.

─ Vodka, camarade !

─ Va pour la vodka.

Il replie soigneusement le sachet de Coke, le range dans sa valise avec la lame de rasoir, raccroche le miroir au mur.

Non sans l’avoir bien nettoyé avec le billet qu’il déroule et met dans sa poche. Il se dirige ensuite vers l’évier, rince deux verres, prend une bouteille au trois quarts pleine, et pose le tout sur la table. Il a même trouvé une deuxième chaise et vient s’asseoir en face de moi. J’observe toutes ses activités avec attention et en même temps mon cerveau tourne à toute berzingue, c’est la coke qui fait ça !

Il me montre la bouteille : l’étiquette est ornée d’un aigle couronné, et tout est écrit en alphabet cyrillique :

─ Ça, vraie Vodka russe !  éructe Youri en versant une bonne rasade dans chaque verre.

 On trinque : « Au Bicrave ! » Et on sèche nos verres, cul sec.

Elle est bonne la vraie Vodka russe. Mon activité cérébrale ralentit et mon esprit revient dans la réalité, tranquillement.

Youri pose sur moi ses yeux noirs aux pupilles dilatées, se lève et sort son flingue de sa ceinture. Je me tasse sur la chaise…

Il le pose sur la table et se rassoit en rigolant : « Il me fait mal aux couilles ce con ! » Je rigole à mon tour, l’ambiance s’est détendue et pendant qu’il remplit de nouveau les verres je regarde l’arme. :

Un bel engin : Colt 45 automatique, acier inoxydable poli, crosse nacrée. Je pose ma main sur le pistolet, et l’interroge du regard.

─ Tu veux le regarder de plus près ? me demande-t-il avec un regard pénétrant, vas-y ! On est Frères, non ?

Je prends le pistolet en main, le soupèse, le retourne et tire légèrement la culasse, il y a bien une balle engagée dans le canon, mais le cran de sûreté est mis.

Sur le côté, il y a des lettres gravées en alphabet cyrillique, c’est vraiment une belle arme, on voit qu’elle a déjà pas mal servi, mais n’a pas un poil de jeu.

Je repose délicatement le Colt, à l’endroit exact où je l’ai pris.

Youri ne m’a pas quitté des yeux, ce qui ne l’a pas empêché, de remplir les verres

─ Bel outil, hein ! dit-il en séchant son verre de vodka comme si c’était de l’eau. C’est mon frère qui m’en a fait cadeau, il y a longtemps, à Moscou ; il revenait des États unis.

La guerre froide, mission spéciale KGB, tu comprends ? Attaché culturel à l’ambassade d’URSS à Washington, un bon job, qu’il disait… Il a ramené ça par la valise diplomatique. Tu vois ce qui est gravé sur le côté, ça veut dire : « À mon frère, qu’il te protège. »

C’est tout ce qui me reste de lui… Il me regarde d’un air triste et l’émotion faisant frémir sa voix, ajoute :

─ Maintenant, c’est plus comme avant, il n’y a plus rien qu’est comme avant ! 

─ C’est vrai, rien n’est jamais comme avant, et l’on perd toujours un frère, un ami sur le bord de la route ; mais c’est aussi ça qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue…

Je repose mon verre et lève les yeux. Youri me regarde fixement et paraît interloqué ; son visage s’est transformé et reflète la même parano que quand il m’a ouvert la porte. Il se lève d’un bond :

─ T’as rien compris Gadjo ! Ils sont derrière moi et vont finir par m’avoir, comme ils ont eu mon frère et les autres.

Moi aussi j’ai bossé pour le KGB, mais maintenant il est pourri par l’intérieur, y’a plus de KGB, l’URSS est finie !

Cette année ils ont nommé Gorbatchev, pour  recoller les morceaux, mais il n’y arrivera pas, ils l’auront, lui aussi ! Le KGB aujourd'hui c’est la Mafia, et la Mafia russe c’est tous ces apparatchiks qui en tiennent les manettes ! Et maintenant, maintenant…

J’ai dû dire une connerie, mais ce mec est vraiment aux abois, j’essaie de le calmer.:

─ Cool Youri, on est entre Frères.

─Tu vois Daniel, dit-il les larmes aux yeux, ils ont tué mon petit-frère, mes cousins ; tous y sont passés ! Si tu les gênes dans leurs magouilles ils t’accusent d’être un traître, et puis, ils t’éliminent, c’est facile pour eux.

Quand ils veulent faire discrets, tu passes sous un métro ou tu te fais écraser par un camion, sinon c’est une balle dans la tête.

Mon petit frère n’était pas un traître, il avait sa femme, son fils qui était sa fierté, sa datcha, il aimait son pays !

S’il avait trahi, il serait passé à l’Ouest, ce n’est pas les occasions qui lui ont manqué ! Il va à sa valise en sort le sachet de Coke, roule le billet et aspire directement dans le sachet, une bonne dose.

Il renverse la tête en arrière puis étend sa main droite et quand ses doigts arrêtent de trembler, il revient s’asseoir à la table.

Youri remplit les verres, me regarde droit dans les yeux et prend son verre à la main. ─ À la santé de ceux qui sont morts et de ceux qui vont mourir !

─ À la santé de nos morts ! je reprends en soutenant son regard, et je choque mon verre contre le sien. « Cul-sec ! »

─ Maintenant mon frère, au Bicrave !

Le Russe remplit à nouveau les verres, Il a une sacrée descente le Youri! On lève nos verres et on trinque à nouveau.

─ Bon, maintenant on va parler sérieux, reprend-il. Ces enculés ont tué mon p’tit frère et maintenant, ils menacent ce qui reste de ma famille, ma sœur, ma mère.

Ce bisness c’est la seule chance que j’ai ; si ça marche, ils me laisseront rentrer au pays et les ramener ici !

─ Youri, je comprends tes problèmes et tu sais que tous les frères vont t’aider, nous ce n’est pas la mafia russe. Et on leur fera manger les os de leurs aïeuls à ces salauds !

Youri balance la tête de gauche à droite et me lance un regard désabusé. Il se lève et va à sa valise, l’ouvre et en sort une grosse enveloppe ; il revient vers moi et me la tend. ─ Tiens mon frère, il y a cinq mille dollars, plus dix mille francs français là-dedans ; tu peux recompter !

J’entrouvre l’enveloppe : que des coupures de 50 et 100 $ et des billets de 500 francs. Je fais glisser mon pouce sur la fraîche, et le regarde dans les yeux :

─ C’est pas la peine, on est entre frères non ?

─ Bon, ça c’est pour tes frais, ça sera déduit de ta part, réglo non ?

─ Réglo.

─ Voilà le nom et le numéro d’un mec à Bruxelles ; ajoute le russe en me tendant un morceau de papier. Dis-lui que tu viens de ma part ; mais fais gaffe, ce mec-là est une vraie ordure ! Guysinov qu’on l’appelle, et il n’aime pas ça.

─ Ah ouais, et pourquoi ?

─ Le Guysinov, m’explique Youri, c’est une espèce de serpent à sonnette, qui vit dans les steppes de l’Oural, l’hiver il reste caché sous des roches, dans des crevasses, et l’été il sort chasser. Sa morsure fait tomber un cheval en une minute !

Je crois que c’est les Cosaques qui travaillaient pour lui quand il était en poste là-bas, qui lui ont donné ce surnom. Dans leur dialecte ça veut aussi dire : saloperie, ou quelque chose comme ça ! Youri éclate d’un rire tonitruant.

─ Encore un ancien du KGB…

─ T’as tout compris mon frère, approuve Youri, KGB, Mafia russe, c’est comme tu veux  !

Mais lui, ce n’est pas un Rom, c’est vrai russe qu’il dit ! Un de ceux qui tueraient père et mère pour une valise pleine de biftons…

─ Ce mec, je questionne, il est quoi là-dedans ?

─ C’est qu’un maillon de la chaîne, mais un gros maillon à ce que je sais, chef de section du KGB, pour le nord de l’Europe. Et Premier Fidèle dans la Mafia russe.

─ Premier fidèle, c’est quoi ça ?

─ Le premier fidèle, c’est le bras droit du grand patron, mais, ajoute Youri, c’est peut-être lui le grand patron…

Au KGB, continue Youri, que la coke semble avoir mis en verve, il avait commencé comme porte-flingue. Spécialiste dans les disparitions inexpliquées, suicides et autres accidents opportuns… Mais depuis il est monté en grade, ils savent aussi se montrer reconnaissants quand tu fais toutes leurs saloperies sans poser de questions... Alors maintenant, il travaille aussi à son compte. C’est ton contact à Bruxelles, tu peux lui faire autant confiance qu’à un serpent à sonnette.

Ah, ah, ah ! « Comme son nom l’indique », comme vous dites en français. En tout cas, ne lui tourne jamais le dos.

─ Si j’ai un problème, je te rappelle ?

─ Non ! Oublie mon numéro ; celui de Bruxelles que je t’ai donné, apprends-le par cœur et bouffe le papier ; on se reverra peut-être, mais c’est pas sûr. Il se lève et prend le sachet de coke dans la valise. Une dernière pour la route ?

─ Non ça va, tu devrais y aller mollo avec ça…

─ T’inquiètes surtout pas pour moi, petit, ce n’est sûrement pas la coke qui me tuera, mais plutôt ça, et partant d’un grand éclat de rire il désigne le flingue posé sur la table !

─ Ouais, si tu le dis…

─ Bon, allez, arrache-toi maintenant ! Je me lève, il me serre la main et me pousse vers la sortie. Et bonne chance avec le serpent à sonnette ! Me lance-t-il en ouvrant la porte.

En arrivant sur le palier du deuxième étage, j’entends encore le rugissement de son rire qui résonne dans la cage d’escalier.

Drôle de type... Les neurones bien attaqués, il a dû en voir !

Je dévale à toute berzingue l’escalier de cet immeuble pourri et quand j’arrive sur le parking, la nuit est déjà tombée.

Le mélange vodka russe et coke péruvienne, est détonnant ! Je suis un peu défoncé et mon cerveau marche à deux cents à l’heure !

Et en pénétrant dans la bouche du Métro Malakoff, je cogite dur : « En fait, leur système est très bien cloisonné.

Youri m’envoie vers le Russe : Guysinov le serpent à sonnette et n’a pas l’air d’en savoir plus, sur le bisness… »

Je prends le couloir et arrive sur le quai, un Métro s’arrête, et les portes s’ouvrent.

Il n’y a pas trop de monde dans la rame et je m’assois au fond. Je relis une bonne dizaine de fois le numéro de mon contact à Bruxelles, puis je déchire soigneusement la feuille de papier en petits morceaux que je laisse s’envoler par la fenêtre.

De toute façon, je ne vais pas me prendre la tête avec ce bordel. J’ai déjà cinq paquets d’images de l’oncle Sam dans la poche, plus vingt Pascal.

Je vais me trouver un bon petit resto, après l’apéro que je viens de me taper ça ne sera pas du luxe… 

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