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Le Magicien de Rio

Préambule

Le 31 mars 1964, comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuages, le Golpe de estado* s’abat sur le Brésil !

La troupe a pris le contrôle des médias ; les chars bloquent les points stratégiques : bâtiments publics, carrefours des principales artères. San-Paulo, Rio de Janeiro ; toutes les capitales d’états et grandes agglomérations du Brésil sont en état de siège ! La puissance militaire écrase sous sa botte le gouvernement de João Goulart, président élu du Brésil.

Cet homme, aimé du peuple qui l’avait surnommé Jango, portait l’espoir de justice sociale : la réforme agraire qui donnerait de la terre aux plus pauvres ; mais aussi la réappropriation des richesses du Brésil par un vaste programme de nationalisation. Pour éviter la guerre civile et un bain de sang, Jango s’exile en Uruguay. La dictature a pris les commandes du plus grand pays d’Amérique latine !

 En 1968, après quatre ans d’un pouvoir aux ordres des États-Unis, des multinationales et des nantis brésiliens, industriels et Donos dos latifúndios*, éclatent dans toutes les grandes villes du Brésil des manifestations d’une ampleur jamais vue. Le peuple : étudiants, ouvriers, artistes réclament le retour à la démocratie, la fin de la dictature et de sa répression. Le 13 décembre 1968, le régime militaire répond par la promulgation de l’A. I.5 : « Ato Institucional numéro 5 », qui donne des pouvoirs absolus au président nommé par la junte. L’habeas corpus n’existe plus, les arrestations arbitraires de personnes considérées ou même seulement soupçonnées d’être ennemis du régime se multiplient. Nul n’est à l’abri, l’immunité parlementaire est supprimée ! La liberté de la presse n’est qu’un lointain souvenir. C’est le début de ce qu’on appellera les années de plomb, l’ère de la torture institutionnalisée. L’A.I.5 réduit à néant les pouvoirs de la chambre des députés, et durcit la censure déjà existante. L’année suivante est créé le D.O.I * : une police politique qui agit dans l’ombre et dont les prérogatives sont sans limites.

Être un opposant politique donne au dissident le statut de criminel, ou pire : de terroriste marxiste à la solde de l’URSS

 Un des criminels les plus recherchés par le D.O.I et toutes les polices du régime était connu sous le nom de : M.M = Mestre Mago.

 

*Golpe de estado= Coup d’état *D.O.I = Destacamento de Operações e de Informações *Donos dos latifúndios = Grands propriétaires terriens

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JOURNAL D'UN ENFANT DE LA BALLE

Aujourd’hui, après l’avoir maintes fois remis à plus tard, sur un gros cahier, souvenir de mon maître d’école Francis, je commence à écrire mon histoire.

Je suis né dans le cirque, d’un père contorsionniste et d’une mère trapéziste. J’ai toujours évolué dans un univers où le réel est distordu par la magie du spectacle.

Pour le meilleur comme pour le pire… Je suis comme on dit : un enfant de la balle.

Depuis mon plus jeune âge, mon père m’avait initié aux techniques de contorsion. Avec lui, j’avais appris à déboiter certaines articulations, à étirer mon corps pour lui donner différentes formes, plus improbables les unes que les autres.

 Mais pour la magie, mon maître fut le fakir Abduh Bakdar. Il était hindou et se disait détenteur des arcanes les plus magiques de l’Inde antique. Un beau jour, à la recherche d’un emploi, Abduh s’était présenté au Cirque.

Je n’avais pas dix ans, mais je m’en souviens comme si c’était hier ! Le Señor Cerduzo, directeur du cirque du même nom, lui avait demandé de faire une démonstration de ses talents.

Tous les artistes étaient présents et regardaient ce nouveau venu à l’allure pour le moins étrange.

Grand et maigre, il était vêtu d’un Kurta* élimé à la couleur indéfinissable. Le turban enroulé sur sa tête laissait échapper des mèches de cheveux noirs et brillants qui tombaient sur son visage décharné. Seuls ses yeux, animés d’un feu inextinguible, donnaient vie à sa silhouette famélique.

Tous les membres de la troupe avaient bien vu, que cet homme qui marchait les pieds nus, en tirant derrière lui une petite carriole chargée d’un énorme baluchon, n’avait pas dû manger depuis plusieurs jours.

Le Señor Cerduzo lui proposa de se restaurer avant de faire son numéro, mais celui-ci le regarda d’un air farouche et secoua la tête en signe de dénégation.

Il fit reculer tous les spectateurs, de manière à former un cercle autour de lui.

 Le spectacle commence !

 L’homme tira de son baluchon un large panier d’osier et le posa à terre devant lui.

─ Il me faut un volontaire ! lança-t-il d’une voix caverneuse, de préférence un jeune garçon.

Et sous les rires des autres, c’est moi qui me retrouvai poussé sur la piste.

 

Dans l’esprit du gamin que j’étais, la curiosité se disputait à la terreur, tandis que j’observais le fakir en train d’ouvrir le panier.

 D’un large geste circulaire, ce dernier intima le silence à l’assistance et sa main tira de la corbeille une flûte bizarre dont l’embout ressemblait à la tête d’un serpent. De l’autre main, il en sortit une épaisse corde de chanvre, il la déroula, de manière à ce que tous puissent voir que c’était une corde « ordinaire », puis la laissa retomber dans le panier.

Le fakir s’assit sur un petit tapis, prit l’étrange flûte entre ses doigts osseux et la porta à sa bouche… Resté en avant du cercle des spectateurs ; je le regardais, fasciné !

Une envoûtante mélopée emplit l’espace, tournoya sur la piste, enveloppant l’assemblée d’une onde de magie orientale. Et là !

Sous les yeux ébahis d’un public, qui pourtant en avait vu d’autres, le bout de la corde apparut sur le bord de la corbeille d’osier.

Elle semblait avoir pris vie, et scruta l’assistance avant de s’élever dans les airs au son de la flûte serpent !

Le Fakir tourna la tête vers moi, et sans s’arrêter de jouer me fit signe d’approcher du panier.

Comme dans un état second, j’obéis. La tresse de chanvre était maintenant verticale, raide, et son extrémité se perdait dans les ténèbres du faîte du chapiteau.

L’hindou me fit un autre signe de tête, et bien qu’il n’ait pas décollé ses lèvres de l’embout de sa flûte ; j’entendis clairement sa voix me dire : « Monte à cette corde ! »

Aujourd’hui encore je me souviens ; je revois mes mains s’accrocher à l’épaisse tresse de chanvre et prestement y grimper.

Puis le cri d’Abduh résonna dans ma tête : « Arrête maintenant, redescends ! »

J’avais perçu qu’au bout de la corde magique commençait un autre monde, une autre dimension… Je me suis laissé glisser jusqu’en bas, et tombais presque évanoui dans les bras de ma mère qui, effrayée, s’était approchée.

Le fakir a arrêté de jouer et la corde est retombée dans le panier.

Le Señor Cerduzo, conquit, avant d’applaudir s’était exclamé : Mestre Mago !* Depuis ce soir-là, le nom est resté, devenant le nom de scène d’Abduh Bakdar. C’est aussi ce soir-là que j’ai commencé mon apprentissage de magicien.

 

Aujourd’hui, cela fait plus de quinze ans que je suis sur la piste. Je présente mes propres numéros et je sais que le fakir et le magicien jouent avec des forces puissantes, sans toujours bien les connaitre !

Néanmoins ils les maîtrisent, et savent que chaque épreuve est une leçon de vie !

Ces forces que le commun des mortels a coutume de nommer : « surnaturelles », sont en fait aussi naturelles que l’eau, le feu, ou le vent, et, comme celles-ci on peut s’en servir.

Car, aussi sûrement que l’eau de la rivière fait tourner la roue du moulin ; l’illusion fait tourner le monde !

*Kurta = vêtement traditionnel en Inde. Mestre Mago != Maitre Magicien.

FORTALEZA

 La cavale, c’est dur ! Tu recherches une oasis, loin des flics, là où tu pourras te faire oublier et tu traînes dans des endroits totalement improbables…

J’étais donc parti à Fortaleza, une ville très jolie, qui, comparée à Rio, est assez tranquille. Près de l’embouchure du Rio Ceará, là où le fleuve généreux se déverse dans l’Atlantique, j’avais cru trouver le paradis.

Un jour, peut-être construiront-ils un pont ; mais pour l’instant, seuls un bac poussif et les embarcations à voiles triangulaires des pêcheurs permettent de traverser le fleuve.

 

De l’autre côté, les caprices des courants et des marées ont formé une anse de sable fin, et quand l’océan se retire elle garde prisonnière ses eaux cristallines et salées.

En quelques années, un village d’habitation spontanée a émergé au-dessus de la baie, il fait maintenant partie d’une petite ville périphérique de Fortaleza, nommée Caucaia. Ce qui en dialecte indigène signifie : forêt brulée.

Ce n’est pas vraiment une favela comme à Rio, mais ça y ressemble quand même un peu…

Dans le village, beaucoup de pécheurs et de petits commerces.

Diverses tavernes donnent vie à cette agglomération cosmopolite, elles font bistrot et épicerie en même temps, quelques-unes possèdent un billard, et parfois le soir on y danse. 

 

Bien sûr, ce coin de paradis a son côté obscur. Quelques truands venus se mettre au vert, des trafiquants de maconha* et de cocaïne forment le noyau de ce microcosme interlope.

Les garotas de programa*, voleurs à la tire et autres trombicaros* qui tournent autour des étrangers de passage, complètent ce tableau picaresque.

Le Dollar est fort, et la vie est douce pour les Gringos. La nuit est une fête, la journée le soleil brille et leur principale activité consiste à se prélasser sur les plages paradisiaques.

Au gré de leurs voyages, des hippies ont trouvé là un petit éden où reposer leurs pieds fatigués, et une communauté s’est formée. Au bord de la lagune aux eaux claires, ils ont construit des paillotes de bois aux toits couverts de feuilles de cocotier tressées, et au fil du temps se sont intégrés à ce village un peu interlope.

Dans un système tribal, qui malgré les apparences est assez bien organisé, certains pêchent ; d’autres fabriquent des bijoux avec des cailloux colorés polis par le sable, et aussi des colliers de coquillages.

Parfois, j’allais leur rendre visite, j’aimais leur compagnie et les longues discussions philosophiques, autour d’un baseado ou de la pipe de Maconha qui passait de main en main.

Un soir, je me promenais dans le village, en passant devant la paillote de Sylvio, un de mes amis, j’ai entendu de la musique, et je suis entré.

Il y avait là un cercle de hippies assis sur des nattes, et Sylvio grattait une chanson de Bob Dylan sur sa guitare, je crois que c’était : All Along the Watchtower.

Un dos nu à la peau mate et bronzée a capté mon attention. Une crinière de cheveux bouclés d’un blond cendré tombait en cascade sur ses épaules, qui ondulaient au rythme de la musique.

─ Como vai Beto ? m’a salué Sylvio, sans s’arrêter de jouer.

Elle s’est retournée et nos regards se sont croisés. La pureté de ses yeux clairs illuminait son visage aux traits doux et volontaire à la fois. Cette fille était l’incarnation même de la beauté du métissage.

─ Ta tudo boa, ai-je répondu, et je me suis assis sur la natte à côté d’elle.

─ Ah oui ! s’est exclamé Sylvio, et du plat de la main il a stoppé les vibrations des cordes de sa guitare.

 Tu ne connais pas Ivana, elle vient d’arriver au village. Ivana, voici Beto, et il est magicien !

─ C’est vrai ? a demandé la dénommée Ivana, avec un sourire espiègle.

─ Je fais des tours, ai-je répondu en lui rendant son sourire, j’amuse les enfants, et parfois les grandes personnes aussi…

 

Et c’est ainsi que j’ai rencontré Ivana, je me suis épris de son charme tropical et nous avons eu une aventure amoureuse. Sa fraîcheur juvénile mit du baume sur mon esprit anxieux.

Elle ne savait rien de ma réelle identité, et ne m’a jamais posé de questions à ce sujet.

Pour la protéger, avec tristesse j’avais mis fin à notre relation.

Je m’étais rendu compte que cette jeune fille innocente m’inspirait bien plus que de l’amitié. Si la police m’arrêtait, et que nous étions ensemble, je ne voulais pas qu’elle aussi subisse le triste sort qui m’attendait.

Le lendemain de notre séparation, je buvais une bière Antartica, bien décidé à noyer mon chagrin ; mais comme un film qui passait dans ma tête, je revivais ce moment.

─ Je ne t’aime pas, lui avais-je dit, ou plutôt menti, je ne suis pas un homme pour toi !

J’ai vu comme une marée, qui montait dans les beaux yeux verts d’Ivana.

─ Ce n’est pas grave, a-t-elle aussi menti en refoulant ses larmes, l’amour est partout ! Elle m’a fait une bise sur la bouche et s’est enfuie.

D’un trait, j’ai vidé ma chope de bière et essayé de penser à autre chose…

Depuis mon arrivée à Caucaia, pour quelques cruzeiros la semaine je louais une paillote, un peu plus loin, et presque tous les jours, je venais dans cette taverne tranquille me régaler de leurs délicieuses langoustes grillées.

Le lieu est tenu par un couple très sympathique. Ils vivent leur vie sans se poser de questions, et cette cabane en planches plantée dans le sable est leur paradis. 

Comme j’aimerais pouvoir en faire autant…

Deux marmots crient et tirent les jupes de leur mère qui s’affaire dans la cuisine.

J’ai pris une autre bière, et entamé avec leur père une discussion sur la pêche à la langouste, qu’il pratique en apnée avec un masque et un tuba.

Nous tenions souvent ensemble de longues palabres ; mais nous ne parlions jamais de politique, non.

Il est vrai que c’était un terrain dangereux à cette époque, je suis bien placé pour le savoir ! Mais ce n’est pas pour cette raison qu’ils évitaient le sujet, ils vivaient au-dessus de tout ça, tout simplement…

La récompense que les sanglants guignols au pouvoir avaient mise sur ma tête était alléchante, et même ici où j’avais naïvement pensé être à l’abri, beaucoup de gens vendraient leur mère pour moins que ça.

Le danger était partout, et ce jour fut pour moi une occasion de plus de l’apprendre…

Heureusement que je n’avais pas noyé mon chagrin… J’étais bien lucide, et mon esprit toujours aux aguets a remarqué le regard sournois du type qui revenait de la cabine téléphonique : Caguete !*

En arrivant dans le bistrot, j’avais fait un petit tour de magie pour amuser les enfants, et c’est peut-être à ce moment-là que le quidam m’a repéré.

L’avis de recherche précisait : « M.M. le Magicien »

 

J’ai payé ma bière et suis sorti du bar. La police militaire allait débouler !

Ils viendraient de Fortaleza. Le temps que la vedette de la Marinha do Brasil les dépose au ponton, et tout le village grouillerait de flics.

Je suis passé à ma cabane récupérer mes affaires et pour ne pas attirer l’attention j’ai mis des vêtements un peu hippies

Beaucoup de hippies trainent dans le village. Je n’avais plus qu’à disparaître dans les petits sentiers qui descendent vers la mer.

Disparaître... c’est ce que je fais le mieux.

 

Arrivé près de la plage, dans une baraque, j’ai acheté un sandwich et bu un jus d’orange, j’allais avoir besoin d’énergie.

Je ne sais pas si j’ai été de nouveau reconnu ; mais je suis sorti.

Quelques minutes plus tard, je me suis assis sur la plage et face à l’océan, je me suis mis en posture de yoga nidra.

J’allais faire une séance de rêve éveillé, histoire de décompresser un peu et de préparer mon esprit à secouer le voile de la Māyā*.

Le vent venu de l’océan porte en lui le parfum iodé du grand large. Je ferme les yeux et respire sa fraîche haleine, les petites vagues de la marée étale clapotent doucement sur le sable.

 

*Maconha = Marijuana, Weed.

*Garota de programa = Jeunes filles qui offrent des relations éphémères, plus ou moins tarifées, mais très amicales. Trombicaros*= Arnaqueurs. *Caguete= Délateur.

*La Māyā est la puissance cosmique à travers laquelle l'univers se manifeste et s'organise, mais elle est aussi l’illusion qui conduit l'homme à prendre le phénomène pour le noumène. 

 IVANA

Le vent venu de l’océan porte en lui le parfum iodé du grand large. Je respirais sa fraîche haleine et fermais mes yeux, j’entendais les petites vagues de la marée étale clapoter doucement sur le sable.

« Je suis à présent capitaine d’une fière goélette qui fend les flots bleus de l’Atlantique. Les embruns qui fouettent mon visage viennent m’insuffler une force nouvelle.

La manœuvre est difficile, mais je vais me sortir de cette situation. À côté de moi, sur le bateau, Ivana, ma belle métisse est là !

Avec moi, elle dirige notre navire vers une incertaine ligne d’horizon, là où le bleu du ciel se confond avec celui de l’océan. »

 

Des bruits de voix et des éclats de rire m’ont tiré de mon songe.

De loin, j’ai reconnu le groupe de jeunes un peu hippie avec lequel je m’étais lié d’amitié au début de mon séjour à Caucaia.  

Parmi eux, comme sortie de mon rêve, Ivana était là !

Ils se sont approchés, j’ai mis mon chapeau sur ma tête de manière à ce qu’il cache mon visage. J’étais poursuivi et je le savais ! Ivana, mon amour. 

 

Ils sont passés sans faire attention à moi. Je me suis déshabillé, j’ai mis mes affaires dans mon sac, le sac sur ma tête et suis entré dans l’eau.

Quelques minutes plus tard, des individus sont sortis de la paillote où j’avais acheté le sandwich. Ils parlaient fort et marchaient vers la plage, j’ai reconnu le cagueta du bar... C’est lui qui avait l’air de mener la troupe.

Ceux-là, j’étais sûr qu’ils en avaient après moi ! J’ai nagé jusqu’à une petite mangrove sur la rive opposée. Là, caché dans l’enchevêtrement des racines des palétuviers, je voyais tout sans être vu…

Les types qui étaient sortis du bistrot discutaient avec les jeunes, et leur posaient des questions. Il fallait changer d’air, et vite !

Ce n’est pas que le parfum douceâtre de pourriture organique qu’exhale la mangrove m’incommodait. Mais la police militaire n’allait pas tarder à débarquer ! 

La suite, c’est Ivana qui, bien plus tard, me l’a raconté…

─ On se promenait sur la plage avec les copains, explique la jeune fille, et tu étais assis là, tout seul sur le sable. Tu avais mis ton chapeau sur ton visage, mais je t’ai tout de suite reconnu.

Après ce que tu m’avais dit hier, j’ai pensé que tu ne voulais pas me parler.

On a continué à marcher sur le sable, j’étais très triste, mais je n’en ai rien laissé paraître. Et puis des hommes sont sortis de la paillote de la plage et nous ont interpellés.

Ils se sont avancés, l’un d’eux paraissait très excité, il nous a demandé si nous n’avions pas vu un type louche, un grand mec bizarre.

Tony, un copain de la bande, leur a répondu qu’il n’y a pas cinq minutes, quelqu’un était assis là-bas, un peu plus loin sur le sable.

Dans les yeux d’Ivana brillent des larmes. Moi, je savais que c’était toi, le type à qui ils voulaient du mal !

─ Et comment m’as-tu retrouvé ?

─ Attends ! s’exclame Ivana sans me répondre. Elle me fixe, une moue boudeuse sur la bouche, fronce les sourcils et poursuit.

L’excité qui menait la bande a pointé du doigt la mangrove de l’autre côté de l’anse, et a dit aux autres : « C’est M.M le terroriste que la police recherche, il a dû se cacher là-bas ! »

C’est à ce moment que j’ai su qui tu étais vraiment ! J’étais vraiment désemparée, j’aurais voulu t’aider, mais je ne savais que faire. Je me suis éloignée du groupe, il y avait un truc bizarre sur la plage. Je me suis approchée et ai appelé les autres.

Trois petites grenouilles émergeaient du sable, elles nous regardaient de leurs yeux noirs et brillants comme des perles d’onyx. Sur le moment, ça ne m’est pas venu à l’idée qu’il n’y a pas de grenouilles dans l’eau salée !

« Oh ! C’est seulement trois petites grenouilles. » On dit les types du bar, et ils allaient retourner observer le buisson de mangrove, quand il s’est produit un truc extraordinaire, qui a captivé tout le monde.

Les trois grenouilles ont commencé à émettre une lueur bleue qui au bout de quelques secondes s’est mise à clignoter. Les mecs du bistrot ne disaient plus rien, ils regardaient ça, bouche bée ; comme nous tous d’ailleurs !

Ça a duré un bon moment puis les grenouilles sont redevenues normales et se sont enfoncées dans le sable…

Tu nous avais tous hypnotisés avec tes grenouilles, pendant que tu t’en allais tranquillement par la plage… D’ailleurs un peu plus tard, quand la police est arrivée, ils ont suivi tes traces de pas sur le sable, mais ne t’ont pas retrouvé.

Personne ne leur a raconté cette histoire de grenouilles, les flics ne sont pas très fins, surtout à cette époque-là, ils nous auraient tous embarqués ! 

─ Tu n’as pas répondu à ma question…

─ Moi, je savais que tu étais là, répond-elle en passant ses bras autour de mon cou, dans notre grotte secrète. Là où tu m’as fait l’amour pour la première fois !

Je la serre contre moi, et nous roulons sur le sable.

─ N’oublie pas que je suis magicien, je lui réponds, en caressant la courbe voluptueuse de ses fesses.

La musique d’un doux clapotis résonne dans notre refuge, la marée a monté et refermé l’entrée de la grotte.

Nous sommes seuls au monde, et le parfum d’amour de ma compagne se mêle aux effluves iodés de l’océan, et m’enivre.

Belle comme une sirène, venue charmer le pauvre naufragé que je suis, Ivana m’ensorcèle.

Comme Adam et Ève au premier jour, nous étions à présent tous les deux nus, et avides de croquer la pomme.

Dans cette caverne, qui doit exister depuis des milliers d’années, nos mains affamées du corps de l’autre l’ont exploré dans ses moindres recoins.

Et quand nos chairs se sont pénétrées pour ne former plus qu’une, c’est un seul cri d’extase, qui, sorti de nos bouches, a résonné dans la grotte.

Nous nous sommes beaucoup aimés, puis enlacés, le sommeil nous a emportés.

Au matin, les rayons du soleil levant, passant par l’entrée de la caverne que la marée basse avait découverte, nous ont réveillés.

 

Nous avions encore faim l’un de l’autre, et de nouveau avons fait l’amour.

Après, nous nous sommes baignés dans la petite mare que *Yemanja avait laissée pour nous en se retirant.

Je me suis souvenu du sandwich qui était resté dans mon sac, nous l’avons partagé.

─ Nous allons attendre le soir, ai-je dit à Ivana, la police doit encore patrouiller.

─ Et après ? m’a-t-elle lancé avec un regard angoissé.

─ On partira à Jericoacoara, parait-il que là-bas il n’y a pas de flics, et pas de Caguete non plus. Du moins, je l’espère…

─ C’est vrai ! a approuvé Ivana. J’ai entendu dire ça aussi, et j’ai confiance en toi. Elle a posé ses doux cheveux sur mes genoux et a éclaté d’un rire cristallin.

─ Qu’est-ce qui te fait rire, mon amour ?

─ Je repensais à la façon dont tu nous as tous mystifiés avec tes grenouilles sur la plage ! Mais comment fais-tu cela ?

─ Secret de magicien, je lui ai répondu en posant un doigt sur ma bouche.

─ Oh ! a-t-elle fait, avec une petite moue déçue, si adorable, que je n’ai pu résister à l’envie d’y poser mes lèvres.

─ Je t’apprendrais des tours quand on sera à Jericoacoara, veux-tu être mon assistante ?

─ Oh oui ! a répondu Ivana en secouant énergiquement la tête.

─ Alors c’est entendu…

 

*Yemanja = Divinité du Candomblé. Mère des fleuves et des océans. 

*Caguete= Délateur

*Maconha = Marijuana, Weed.

1964 Chars dans les rues de Rio de Janeiro
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